Rationalisme et complexité en D.L.E.
0- Introduction
Au début du XXème siècle, la rationalité prit soudain une envergure insoupçonnée. Au cours d’une série de révolutions scientifiques se succédant rapidement, la raison dégagea de nouveaux concepts issus directement des sciences de la nature. Nombre des conceptions classiques et simples formalisées par Newton et Kant furent impitoyablement critiquées par les fulgurances relativistes (Einstein), quantiques (Planck, Einstein, Heisenberg) et ondulatoires (Einstein, de Broglie.) Tous ces cadres théoriques, même si à bien des égards leurs fondements logiques restent incompatibles, n’en supposent pas moins une fin de la singularité de l’objet.
Ainsi, la Relativité ne travaille que sur des événements (soit la rencontre de deux objets) ; la théorie ondulatoire prend en compte des populations statistiques (dans lesquels les objets, parfaitement interchangeables, ont perdu toute individualité) ; enfin la mécanique quantique, dans le cadre de l’interprétation orthodoxe de Copenhague, considère comme indépassable l’interaction essentiel entre l’objet et l’observateur. En d’autres termes, l’objet positivement observé perd son individualité propre. Il se fonde dans un nouvel être qui l’unit à son erreur systématique de mesure. Impossible à isoler, l’objet est devenu complexe.
Comme elles touchent des principes tout à fait généraux, ces idées nouvelles, émises lors des mutations de l’esprit du siècle dernier, possèdent encore une influence décisive sur la pensée contemporaine. Et naturellement divers chercheurs, issus d’horizons variés, les intégrèrent dans leur effort de réflexion théorique en vue d’affermir les bases épistémologiques de leur discipline respective. C’est notamment le cas de Robert Galisson ou de Christian Puren travaillant dans le cadre de la didactique des langues étrangères (D.L.E.)
Effectivement, à en suivre la préface du Dictionnaire d’Apprentissage du Français des Affaires (D.A.F.A.) rédigée par Robert Galisson, la rationalité des sciences exactes reste le modèle de recherche auquel l’auteur accorde la plus grande dignité capable de susciter l’envie. Importer certaines notions du domaine des sciences de la nature dans celui des sciences de l’homme apparaît comme une tendance naturelle dans l’histoire de la D.L.E. puisqu’à la fin du XIXème siècle la biologie positiviste constituait cet horizon épistémologique devant lequel se déployaient les théories de la D.L.E.
1- La confiance du chercheur en une rationalité productrice de réel
Dans la préface du D.A.F.A., Robert Galisson émet d’emblée une thèse épistémologique très forte : l’utopie portée par la détermination peut devenir avec le temps une machine à produire du réel. (je souligne)
Le didacticien met en avant ici le caractère productif et pas seulement descriptif de la science. Contrairement aux positions plus ou moins décelables dans les doctrines positivistes du XIXème siècle ou de l’empirisme logique du XXème siècle, s’impose l’idée que les objets scientifiques ne sont pas de passifs enregistrements empiriques et a posteriori des phénomènes mais au contraire des objets construits par une puissance rationnelle créatrice de formes a priori.
Les exemple historiques ne manquent pas, j’en citerai trois :
1-Au siècle dernier, Gaston Bachelard évoque les rayons cosmiques de Millikan, il décrit les appareils de mesure et les impacts des corpuscules, venus des confins de l’univers comme de véritables exemples de théorème réifié. Ainsi la théorie de l’existence de l’objet précède la détection de l’objet. La sur-rationalité appliquée dans sa technologie est ici force créatrice de phénomènes naturels.
2-Il n’est cependant pas nécessaire d’attendre le XXème siècle pour se convaincre de la dimension productive de la rationalité. Werner Heisenberg analysant le rôle de la physique dans la pensée, constate qu’à l’époque inaugurée en Europe par Galilée et Descartes, l’on ne s’intéressait pas à la Nature telle qu’elle est, mais plutôt à ce qu’on pourrait en faire.
3- Je ne peux m’empêcher de citer un des exemples préféré de mon cher professeur Louis Ucciani: le mathématicien Jean-Joseph Le Verrier. A partir des perturbations connues, mais non expliquées, dans le mouvement d’Uranus découvrit l’emplacement de Neptune par le calcul. La planète sera observée pour la première fois par l'astronome berlinois Johann Gottfried Galle le 23 Septembre 1846, jour même où il reçu la lettre de Le Verrier. Il devançait dans la futile course de l’histoire l'observatoire de Greenwich. Son directeur avait refusé à l’époque de prendre en considération des résultats identiques découverts par John Couch dès 1845.
Cette erreur historique du directeur de Greenwich met en avant la confiance individuelle et engageante du scientifique en la rationalité . Elle engage la psychologie du sujet dans un risque personnel ne relevant en dernier ressort que du libre arbitre ou de ses déterminations psycho-historiques qui le particularisent. Au XIXème siècle en Europe, on trouve encore certains individus pour refuser d’accorder leur foi aux prédictions des équations newtoniennes. Dans un contexte social bien similaire, d’autres l’acceptent.
Il faut s’interroger sur les conditions hâtives dans lesquelles les lois ondulatoires de Huyguens sombrèrent dans l’oubli sous prétexte que Newton fût un mauvais expérimentateur et incapable de reproduire les résultats de Grimaldi (RENAN, 1988 : 497). Faut-il impertinemment se demander si le manque de main d’œuvre issue de la cité scientifique n’endosse pas lui aussi une part de la responsabilité de la langueur historique qui sépare les lois hollandaises du XIVème siècle de la ré-observation des ondes par Young au début du XIXème siècle. Elles sont une autre hypothèse réalisée, cette fois-ci grâce à la raison des ondes d’interférence mathématisées par Fresnel. (RENAN, 1988 : 497)
En tout cas cette confiance dans la solidité des constructions de l’esprit les plus gothiques reste largement partagée par les scientifiques. Même Auguste Comte, réputé positiviste et n’accordant sa confiance qu’en des faits, admet (l’Exposition de son Cours de philosophie positive) que pour se livrer à une observation, notre esprit à besoin d’une théorie quelconque. Dès le XIXème siècle, pour la philosophie biologique : l’organe de perception est déjà une théorie.
Rien d’étonnant donc à ce que les théoriciens de la didactique des langues, à des époques diverses, aient fait également ce pari du rationalisme.
2- Les influences de l’épistémologie dans l’histoire de la DLE
Dans son Histoire des méthodologies de l’enseignement des langues (Histoire des méthodologies de l´enseignement des langues, Nathan-Clé international, 1988), Christian Puren met en avant le fait que les théoriciens de la méthode directe dans l’enseignement des langues étrangères, se référaient à un mode naturel du fonctionnement de l’esprit, qu’ils nommaient alors l’intuition mentale. Ces auteurs justifiaient ainsi une nouvelle construction des exercices d’apprentissage basée sur une activité inductive des élèves ; ils illustraient leur thèse en citant Claude Bernard :«Quand il se trouve en présence de la nature, l’homme obéit à la loi de son intelligence en cherchant à prévoir ou à maîtriser les phénomènes qui éclatent autour de lui.».(Bernard Claude, Leçons sur les phénomènes de la vie, 1865, cité par Largeault in Sur la méthode expérimentale, Le Débat, numéro 38, 1986, in Puren 1988 ; c´est moi qui souligne).
Cette citation met en parallèle la prévision et la maîtrise des phénomènes qui sont donc les deux manifestations naturelles de l´intelligence de l´homme.
Etre capable de prévoir un phénomène c´est faire la preuve qu´on connaît la loi de causalité qui le dirige. Si par exemple en lisant la règle dans une grammaire (Dictionnaire de la langue française Petit Robert, 1995, p. 219) je connais le fonctionnement syntaxique de bien que, je peux alors prévoir que si un verbe suit cette locution conjonctive, il apparaîtra nécessairement :
- soit au subjonctif : bien qu´elle fût malade, elle n´en paraissait rien.
- soit au participe présent : bien qu´ayant vécu chez eux. (France)
Dans ce cas, les prévisions sont déduites de la connaissance de la loi de causale qui décrit le fonctionnement. Je peux considérer que la locution conjonctive est une des causes qui détermine la forme du verbe qui la suit.
D’autres causes seront à chercher dans le sémantisme de la phrase, dans la personne du sujet qui régit le verbe... La combinaison des diverses causes déterminera précisément la forme du verbe.
Quant à l’idée de maîtrise des phénomènes, elle renvoie à la notion de déterminisme. Le rapport entre causalité et déterminisme et de l´ordre du rapport entre la qualité et la quantité. Le phénomène sera maîtrisé si les diverses quantités qui le définissent seront déterminées. Je peux organiser les divers éléments de mon système phonique (les dents, la langue…) et ainsi produire un son qui correspond à chaque organisation. Il est concevable de décrire la relation des divers éléments du système phonique de manière géométrique et d´exprimer cette relation dans l´espace de façon algébrique (en employant un plan cartésien.) Je peux aussi fournir une image quantitative de ce son produit grâce à la mécanique broglienne des ondes (dont fait partie l´acoustique.) J’obtiendrai ainsi une description quantitative de la cause à partir de laquelle je pourrait prédire la valeur numérique de l´onde acoustique.
Il apparait alors que cette citation de Claude Bernard est en fait davantage une définition de la loi de causalité et n’entretient qu’un rapport indirect avec la loi d’induction (intuition mentale) qu’elle est censée illustrer. En effet, il faut encore bien distinguer le moment de construction des lois par l’imagination inductive et le moment de leur application en vue de sa falsification éventuelle grâce à la déduction logique.
D´ailleurs, pour Claude Bernard, le résultat de la vérification n'est pas prédit rationnellement. Il tombe brut comme un donné. S'il arrive que le résultat soit subodoré par l´intuition du praticien, il n'est pas nécessaire du point de vue de la théorie rationnelle. Le positivisme du père de la médecine moderne impose que l´expérimentateur qui découvre un terrain inconnu « ne doit jamais aller au-delà du fait » (Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, chap. l’induction et la déduction ). Cet au-delà semble bien être la règle que l’induction pourrait découvrir à partir de l’étude d´exemples précis. En fait, Bernard n’accorde vraiment sa confiance qu’au syllogisme déductif dont les majeures sont des observations.
En résumé, le mouvement inductif, en tant qu´il est une intuition de la loi causale (et non pas son application), est un outil réservé aux vieux expérimentateurs usés par l’habitude et permettra, tout au plus, aux apprenants de construire un interlangue temporaire et non pas de découvrir un fonctionnement objectif de la langue cible.
3- Aujourd’hui ? Le problème de la complexité
De nos jours, c’est davantage le modèle du rationalisme ouvert pour lequel plaidait Gaston Bachelard qui fait référence. Et Robert Galisson de revendiquer quant à lui une lexicographie institutionnelle ouverte.
Cette ouverture de la méthodologie se traduit essentiellement par une pluridisciplinarité unissant, dans le cas du DAFA, les lexicologues et les didacticiens. D’une manière générale cette notion d’ouverture, qui incite l’enseignant et le théoricien à puiser leurs inspirations dans tous les domaines, mène à l’idée forte d’éclectisme. Christian Puren quant à lui, part du constat que contrairement aux époques précédentes, époque audio-visuelle par exemple, les méthodologues actuels ne revendiquent plus un modèle unifiant de rationalité pour justifier leurs options d’enseignement.
La méfiance à l’égard d’une modélisation s’appuie sur la considération historique que chaque système a toujours été dépassé par une révolution scientifique démontrant à contre coup les limites des conceptions précédentes.
Si la méthodologie directe s’inspirait entre autres de la médecine expérimentale de Claude Bernard, la méthodologie audio-visuelle utilisait le modèle de la psychologie béhavioriste uni aux principes de la linguistique distributionnelle formalisée par Bloomfield et Harris. Dès que ces deux modèles subirent les critiques de Chomsky pour la linguistique, et de Lorenz pour la psychologie ou encore celle des sciences cognitives, les conclusions en furent tirées et des approches novatrices mises en place (approche dite fonctionnelle, communicative ou actionnelle.)
Simultanément une multitude de voies s’ouvraient à la description du langage (sciences cognitives, ethnographie de la communication, sociolinguistique…), Christian Puren y voit matière à décrire l’objet de la DLE comme une objet complexe. Certes plus on augmente le nombre de paramètres qui décrivent le phénomène, plus on le considère comme complexe. Il deviendra naturellement impossible de le réduire à un modèle opératoire et de l’intégrer dans une classe, chaque phénomène étant unique.
Mais cette complexité, conçue comme l’impossibilité d’appréhender exhaustivement et maitriser totalement un ensemble dont les éléments sont pluriels (Puren, FDM 1995), ne correspond pas à la complexité essentielle dégagée par les inégalités d’Heisenberg et basée sur une corrélation des paramètres mesurés.
La science moderne observe qu’elle ne peut pas mesurer la vitesse d’un objet indépendamment de sa position. Elle ne prend surtout pas le risque de prétendre qu’on ne peut rien mesurer ou modéliser sous prétexte que l’objet de son étude se définit par une multitude de paramètres.
Cet argument de la complexité, comprise comme une multitude de paramètres, possède le grave inconvénient d’avoir un antécédent. Historiquement une telle peur de la complexité s’érige en obstacle épistémologique.
En effet dès 1605 Francis Bacon chercha à établir l´inventaire des différentes espèces de genres scientifiques afin de déterminer lesquelles manquaient. Il entreprit donc de décrire les diverses disciplines de son époque.
Quand il en vint à délimiter le champ des causes formelles (la métaphysique), Bacon afficha justement cet étrange courage de refuser certaines études sous prétexte de leur difficulté. Il en vint logiquement à exclure des futures recherches toute étude des formes des substances (biologiques ou physico-chimiques) car ces formes sont maintenant tellement multipliées par les mélanges et les transpositions qu´elles sont devenues trop complexes car infinies (Bacon, loc. cit., p. 124.)
Il découle de cette délimitation épistémologique que la nouvelle Atlantide de la science baconienne reste une Cité interdite à la chimie de Lavoisier qui entamera le travail minutieux de distinction des formes des substances en prouvant, presque trois siècles après Bacon, que l’eau est une composition d’oxygène et d’hydrogène.
4- Conclusion
La logique épistémologique de l’éclectisme se résume en une maxime : toute modélisation par réduction à été un jour ou l’autre remise en cause, la didactique a donc naturellement abandonné toute volonté de réduction pour prendre en compte une complexité essentielle de l’objet.
Mais faut-il nécessairement orienter la recherche dans le refus de la modélisation ? Au contraire ne vaut-il mieux pas strier davantage ou autrement les objets ?
Gaston Bachelard a fermement critiqué cette définition baconienne de la complexité. Elle manifeste clairement ce besoin d´explication minutieuse très symptomatique chez les esprits non scientifiques qui prétendent ne rien négliger et rendre compte de tous les aspects de l´expérience concrète (Bachelard, La psychanalyse du feu, p. 113).
En refusant tout réductionnisme capable de donner une forme a priori à la description de son objet d’étude, la science ne prend-elle pas le risque de subir la loi de l´anisotropie psychologique du scientifique, tel un nuage sur lequel le vent du détail souffle sans relâche?
Bibiographie
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